Calme reconquis

Sans titreQuand il sorti de chez lui, il pouvait croire la colère et le désespoir définitivement surmontés ; un calme monotone leur succédait, dans lequel tous les projets et tous les soucis semblaient avoir pris congé ; une seule impression emplissait l’esprit du professeur, comme après chaque bouleversement analogue, celle d’avoir vu clair dans sa situation, d’être allé au fond des choses ; elle lui donnait l’air plus grave que d’ordinaire, et la démarche moins alerte ; il regardait toute chose dans la rue d’un oeil plus critique et plus rêveur à la fois. N’a-t-il pas droit à se sentir quelque peu supérieur aux gens qu’il rencontre, et que parfois il salue, au notaire Weiss, à l’abbé Michelet, à M. de Bobecque, qui est son propriétaire ?… Il a parcouru le domaine de sa souffrance particulière dans tous les sens, plongé dans son petit enfer personnel ; après de telles crises, il lui semble toujours qu’il a rassemblé toute sa vie en une seule sphère très lourde qu’il peut peser et examiner à loisir ; rien d’étrange ne peut plus lui survenir, il a tout épuisé, et de cette certitude naît une sérénité triste. Le mieux est de faire son métier en conscience, et de travailler à l’Histoire de la Principauté, puisqu’elle est commencée, sans en espérer grand-chose.

Henri Thomas

Le seau à charbon

Folio Gallimard

photo trouvée sur http://doelan.blogspirit.com/archive/2012/04/17/henri-thomas.html

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Patron de presse

didier daeninckxFils d’ouvrier, pensionnaire de l’université des rues, il avait appris le métier d’ajusteur sur le tas, dans les ateliers des usines fondées par Marius Berliet. La guerre d’Algérie, alors, faisait rage et ses copains d’atelier revenaient comme Petitjean avec une guibole en moins, ou les neurones ravagés comme Germain le fils du contremaître. Au printemps de 1968, guérillero anagrammatique, il était monté sur les toits arrondis de la taule occupée pour replacer les lettres de BERLIET dans l’ordre qu’il rêvait pour la vie. Grâce à lui, des semaines durant, on avait lu LIBERTÉ au-dessus des chaînes silencieuses. Trente ans plus tard, c’est de cette adresse au monde qu’on se souvenait dans l’armée défaite des hommes en bleus, et lui ne s’était jamais tout à fait remis de son geste. Il s’était éloigné de ses camarades quand les divisions blindées du socialisme réel avaient essayé de libérer les femmes afghanes en larguant du napalm sur Kaboul, pour brûler les tchadors. Il s’était un temps occupé d’une librairie des quais dont le nom, Renaissance, était des plus trompeurs. Elle avait coulé. Le rideau de fer définitivement baissé, Zill était devenu patron de presse après un stage approfondi de programmation assistée par ordinateur. Son appartement aux mille senteurs transalpines abritait la rédaction, le standard, la maquette, les archives, et le bureau des réclamations du Sapeur sans tablier, l’hebdomadaire des informations malpolies lyonnaises. Quatre pages au format américain, bourrées d’échos ravageurs sur la vie politique locale, sur les magouilles en tout genre, les scandales mis sous le boisseau, sur les spectacles, les fêtes, les plans à ne manquer sous aucun prétexte. Un demi-millier de courageux payaient six cents francs par an pour recevoir le brûlot dont Zill estimait que chaque numéro était photocopié au moins dix fois.

Didier Daeninckx

Ethique en toc

piblie.net – Publie.noir

http://librairie.publie.net/fr/list/bibliotheque

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Le mur

Sans titreMonument à la matière, au poids, puissance du sol, autel à ma condition d’homme fini. Maintenant que tout est joué, j’ai cette victoire à dresser, élément par élément, un mur, dont tous les interstices vont se remettre au ciment, tous les vides se résoudre, pas de logement pour l’animal, le rampant biologique, pas d’espace pour l’eau, je comble. Et je m’élève.

Les bons ouvriers font de bons soldats, les bons soldats redeviennent ouvriers avec leurs chansons sifflotées, leurs blagues dans toutes les langues, le tabac qu’ils s’échangent et le travail de force qui les fait rire. L’oeuvre commence plus bas que terre, par une tranchée qui leur a causé du tracas : le sol est dur, il faut passer la couche de granit qui a l’avantage de donner de belles pierres, dont les plus jeunes font de fameux poids pour les concours de force. Courbés en deux toute la journée les hommes s’esquintent et se marrent, en attendant le coup de sifflet qui leur fera lâcher leurs outils.

*

Tu n’es encore qu’une trace hâtivement piochée sur la courbe de la terre, mais déjà tu es le témoignage écrasant de la grandeur, de l’histoire, de la libéralité supérieure, l’audacieux mariage de la terre civile au poing militaire, qui nous apporte l’artefact de la concorde naturelle. La paix est une défaite. La paix est une victoire.

Je vous offre la victoire et le silence de la paix.

Général Instin

Sereine Berlottier, Nicole Caligaris,

Patrick Chatelier, Benoît Vincent,

Laurence Werner David

avec la présence de Guenaël Boutouiller

et Marc Perrin

et l’apparition de Gilles Duval, Frédéric Laé

CLIMAX

une fiction encore ?

Othello

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Piquetures (fragments)

 

pour piqueturesDécalage, visible surtout le soir, quand le grillon appelle, et je comprends l’été mais ce n’est pas ce qu’il demande – quand chaotique imprévisible le vol d’un papillon de nuit trompé par la lumière l’ignore – quand la parole inverse hoquète, claudique, douleurs d’envois, douleurs reçues, méprises – quand le sommeil est long retirement du monde, lassitude sans fatigue, un non que l’on n’articule pas – bouche paralyse – j’ouvre les volets le matin je respire, voudrais dissoudre le décalage – et lui prétend partir mais feinte – s’insère sous mon épaule droite, le creux près de l’aisselle et m’y chuchote l’indéfectible – presser avec le bout du doigt cet endroit-là pour en limiter les contours – souhaiter qu’il reste, coincé muet ici, et qu’il se taise en continu silence jusqu’au soir – marcher dessus – marcher avec – marcher crisser par lui et à travers, mon constant décalage endossé comme un muscle – ce que dit le grillon en cri aide mémoire

nom d’un hymne irlandais

à mélodie perdue, je la cherche, ne trouve

qu’un chant de guerre,

un soldat du courage et dans l’adversité

du sang ennemi il se dépasse

(toujours sur un tas d’ossements qu’on chante ?) ;

il aurait pu venir à 7h du matin,

peindre un homme affairé ; ou la nuit,

une maison lumière ou une vitrine vide

à horloge ; j’imagine

sa femme encore vivante, jo,

elle vivrait dans un phare invisible

au mitan de la rue-sommeil,

personne ne passe ici,

et le passé comme un dessin sur papier calque

Christine Jeanney

PIQUETURES

Editions QazaQ

http://www.qazaq.fr/pages/piquetures/

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Les Méditerranéens

Sans titreQui d’entre nous peut exclure le Phénicien, l’Arabe, le Normand, et surtout l’Hébreux, de l’enchevêtrement de ses ancêtres ? Un jour on trouvera le moyen de remonter les générations et de reconsituer le buisson des croisements qui nous ont précédés et, en grande partie, déterminés. Être le descendant de greffes multiples sera alors un titre et la noblesse tiendra au fait d’avoir trouvé dans son propre cadastre ancestral le plus de souches, le plus de peaux, le plus de religions.

L’arbre généalogique sera alors supplanté par l’image plus conforme de la corde de chanvre autour de laquelle s’agglutinent les moules. La Méditerranée sera un parc commun d’élevage de nombreuses cordes englouties. Car elle est l’Amazonie des souches, bassin alluvial où se sont mêlées celles qui venaient du Rhône, de l’Êbre, du Nil et du Jourdain, fleuve qui tout en courant parallèlement à la côte refuse s’y déboucher, pour rester encaissé dans la vaste dépression de la mer Morte.

Erri De Luca

Un nuage comme tapis

traduit de l’italien par Danièle Valin

Gallimard

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l’origine du monde

Capture d’écran 2016-01-15 à 17.09.50Mais soudain, un rideau gris, plombé d’ombres. On le dit pourtant multicolore. Palette infime. De ciel, de terre et d’eau. Quel prisme voile ainsi. La gorge trouble de ton regard.

C’est l’origine du monde.

En abîme. Evidente. Soudaine. Vois ce que tu n’as jamais vu. Là d’où tu es venu. Petit homme.

L’hiver est là. Tu croyais parler l’alphabet des choses. Et dans chaque flaque de lumière. Se sont égrenées les alvéoles. Devenues fables folles. Se sont creusées. Céruse sépia. Les lèvres du vent. Elles ont susurré l’onde. Des perceptions nocturnes. Leurs bouquets sauvages. Bourgeons corail. C’était en amont du langage.

Elle a pour nom forêt.

Elle a fêté ses sous-bois, ses jardins et ses clairières. Il y maraude des renards apprivoisés. Non loin des sourires lune. Et nul ne s’efface ni ne s’estompe.

Texte Ly-Thanh-Huê

photo Bona Mangangu

L’objeu

Editions QazaQ

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Mort d’un piano

Sans titrePayne se sentait obsédé par l’époque où il avait démoli le fameux piano avec son calibre .22, par la merveilleuse explosion du bois aux finitions impeccables, par les cordes brisées qui se recroquevillaient loin des rais libérés de la lumière épicée du piano, la crosse tiède en noyer de son .22, cet autre parfum des cartouches tirées, le mot balle explosive, la colère de l’ennemi, les disques argentés laissés par les balles sur la fenêtre, la précision élémentaire d’une hausse à oeilleton, l’acier bleuté du canon, le nom Winchester quand on vivait en Amérique, l’univers des cartouches BB et des fusils à canon long, des balles tirées dans le mille ou à côté de la plaque, le désir incessant de bousiller les monuments, et jusqu’à ce piano, monument privé, qu’embusqué dans un bel arbre il cribla de chevrotine, en proie à la vision presque aveuglante de cet objet misérable qui finissait dans un tumulte d’acajou, d’ivoire, d’ébène et de cordes éclatés. Aucun accord de Bach n’engloutirait plus jamais les arbres sous son austère négation.

Thomas McGuane

Embuscade pour un piano

traduction Brice Matthieussent

10/18

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C’était ce matin… (le SDF qui dansait dans la gare)

Capture d’écran 2016-01-11 à 17.20.50d’un côté

un danseur et…

.

de l’autre,

les assis de la pensée,

le concentré de la privatisation des profits

un ticket première classe…

un velours rouge…

des pseudo nomades

esthètes de pictural

et de tableaux Excell…

Dans cette seule image matinale,

ce monde qui se complait

me ferait vomir

si les fossoyeurs

ne recouvraient tout ça

Y

Balivernes hivernales

publie.net – t.h.t.r

http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782371771413/balivernes-hivernales

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Dans la forêt de l’absence (fragment)

Sans titreDes orées de mers inconnues atteignaient, à l’horizon de notre audition, des plages que nous ne pourrions jamais voir, et c’était pour nous un bonheur d’écouter, au point de la voir en nous, cette mer où indubitablement, cinglaient des caravelles dont la navigation avait d’autres desseins que les desseins utiles et commandés de la Terre.

Nous remarquions soudain, comme quelqu’un qui réalise qu’il est vivant, que l’air était rempli de chants d’oiseaux, et que, semblable à d’anciens parfums en satins, la houle du frottement des feuilles était plus profondément imprégnée en nous que notre conscience de l’entendre.

Et ainsi, le murmure des oiseaux, le sursurrement des bosquets et le fond monotone et oublié de la mer éternelle dotaient notre vie abandonnée d’une auréole de ne pas la connaître. Nos y dormîmes des jours éveillés, contents de n’être rien, de n’avoir ni doutes ni espoirs, d’avoir oublié la couleur des amours et la saveur des haines. Nous nous croyions immortels…

Fernando Pessoa

dans A.Aguia n°20 – Porto août 1913

repris dans Chronique de la vie qui passe

traduction Simone Biberfeld et Dominique Touati

10/18

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La maison des tziganes

Capture d’écran 2016-01-08 à 11.37.07C’était une vaste maison, immense même, dans le quartier le plus luxueux de la ville, là où vivaient les parvenus, les nouveaux riches et leurs politiciens véreux. Elle avait été érigée là, par la fange de la société roumaine, celle qui cristallisait les haines, les jalousies, celle qui portait toutes ses malédictions à grandes mesures de vent, demeure montée comme une grosse verrue absurde, une excroissance qui ne pouvait subir aucune ablation. Raul me regardait avec cette fierté insolente de qui dépasse largement les idées communes, de qui peut abolir d’une phrase les préjugés de tout un pays, de tout un monde, le mien aussi bien sûr. J’éprouvais à ce moment-là une hébétude admirative, je te l’avoue. La nuit était là, le silence de la nuit, avec toujours et partout ces ampoules jaunes qui nous vendaient à l’ombre, pochoirs d’âmes humaines dans toutes leurs splendeurs ineptes et minables. La chambre de Raul. J’en fis le tour cette fois, avec un autre regard. Je vis sa simplicité, je vis son désert, son arpent de nature, là où elle aurait dû, elle aussi, garder caravane et courants d’air. Je vis son territoire de friches transplanté dans ce carré de murs bruts et gris. Je vis sa liberté emmurée avec ce simple écrou de respiration donnant sur un jardin et le ciel tout dedans.

Olivia Lesellier

Rien te dis-je

Editions QazaQ

http://www.qazaq.fr/pages/rien-te-dis-je/

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