Les gens malheureux prétendent qu’ils sont nés d’une tristesse ancienne. D’un accouchement de barbaque compliqué. Le mal c’est dans le premier sang. Le premier cri qu’il s’enracine. Et donc d’atroces cris de souffrance. Pas les leurs. Non. Ceux d’un père éploré d’horreur. Dévasté de chagrin. Son impuissance mise en demeure sur le pas de la porte. Dont les gestes ne se tendront plus. Vers aucun but. Sera toujours dans votre dos celui-là. Ne sera plus qu’une peur primale. Une angoisse nocturne. La désillusion du soldat avant d’avoir pu livrer bataille. Ceux aussi d’une mère terrassée au seuil de la naissance. Comme un suc mortifère son dernier souffle d’amour répandu à courte haleine sur votre corps déjà froid. Et tout ça qui apposerait le sceau du malheur. L’immense. L’incommensurable. Les gens malheureux vous expliquent que leur venue au monde n’a consisté qu’à ça. Une expulsion brutale et c’est tout. Que depuis le premier jour, la vie n’est pas la vie. Ont beau lire. Au lit où aucune étreinte ne vient jamais froisser les draps. Dans les trains où on ne les remarque pas. Ont beau se saouler de cinéma. À oublier. À comprendre. À endormir. À ressouder. Ça ne tient pas longtemps. Pour eux la vie ne se conçoit pas. C’est la mort qui conduit l’équipage. Les gens malheureux ne viennent pas de. Ne vont pas vers. Sont comme ça. Ni en dehors. Ni au-dedans. Retirés de tout. À l’écart de soi…
Benoit Jeantet
Nos guerres indiennes
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