Trois bonnes raisons à cette étrange carence ou disparité cachée affleurent la surface. Le Dr Robinson nous livre la première — « Le personnel administratif, qui occupe tous les postes à responsabilité dans la haute administration, se compose dans son immense majorité des quelques privilégiés qui ont les moyens d’aller à Oxford et Cambridge ; et le concours d’entrée a toujours été conçu dans ce but ». Les quelques privilégiées de notre caste, les filles des hommes éduqués, sont plutôt rares, voire très rares. Oxford et Cambridge, comme nous l’avons vu, limitent strictement le nombre de filles d’hommes éduqués autorisées à bénéficier d’une éducation universitaire. Deuxièmement, bien plus de filles encore restent à la maison pour veiller sur leurs vieux pères. Le foyer, nous ne devons pas l’oublier, demeure une affaire d’importance. Les filles sont donc moins nombreuses que les garçons à se présenter aux concours de la haute administration. Troisièmement, nous pouvons honnêtement supposer que soixante ans d’expérience en matière de concours ne pèsent pas lourds par rapport à un demi-millénaire. Le concours d’accès à la haute administration est un des plus difficiles qui soient ; nous pouvons donc raisonnablement supposer que les garçons sont plus nombreux que les filles à le réussir. Il nous faut toutefois expliquer le fait curieux que dans le nombre relatif de filles qui se présentent à ce concours et le réussissent celles dont le nom est précédé de « mademoiselle » ne semblent pas appartenir à la catégorie des salaires à quatre chiffres. La différence de sexe semble, selon Whitaker, posséder une étrange inertie, susceptible de circonscrire l’évolution du nom qu’elle définit dans les sphères inférieures. Manifestement, la raison peut n’en être pas superficielle, mais sérieuse. Il se peut, pour parler clairement, que les filles ne soient pas à la hauteur ; qu’elles se soient révélées peu fiables ; peu efficaces ; si incompétentes qu’il en va de l’intérêt public de les maintenir dans les échelons inférieurs où, si elles sont moins payées, le risque est moindre de les voir gêner le bon fonctionnement de la chose publique. Cette explication serait facile mais, malheureusement, elle nous est refusée. Elle nous est refusée par le Premier ministre en personne. Dans la haute administration, les femmes sont fiables, comme nous l’a fait savoir M. Baldwin dernièrement. « Nombre d’entre elles, » a-t-il dit, « se voient confier la tâche, dans le cadre de leur travail habituel, d’amasser des informations confidentielles. Les informations confidentielles transpirent très souvent, comme nous autres hommes politiques l’avons appris à nos dépens. Je n’ai jamais entendu dire qu’une femme fût à l’origine de la moindre fuite, alors que je sais que des fuites sont venues d’hommes bien plus haut placés ». Elles ne sont donc pas si bavardes et cancanières que le veut la tradition ? Ce qui, d’une certaine façon, apporte une contribution utile à la psychologie et envoie un signe aux romanciers ; mais on peut encore soulever d’autres objections pour empêcher les femmes d’être des agents publics.
Sur le plan intellectuel, il se peut qu’elles soient moins compétentes que leurs frères. Mais là encore le Premier ministre ne nous facilite pas la tâche. « Il n’entrait pas dans ses intentions de dire qu’on avait abouti à la moindre conclusion — ni même que c’était nécessaire — quant à savoir si les femmes étaient aussi compétentes, ou meilleures, que les hommes, mais il avait la conviction que les femmes travaillaient dans la haute administration par plaisir, et assurément à la plus grande satisfaction de tous ceux qui avaient affaire à elles ». Enfin, comme pour couronner ce qui ne saurait être qu’une déclaration nébuleuse exprimant une opinion personnelle qui pourrait à juste titre être plus positive, il ajouta « Je voudrais rendre personnellement hommage au dévouement, à la compétence, à l’efficacité et à la loyauté des femmes que j’ai été amené à rencontrer dans la haute administration ». Et il poursuivit en exprimant l’espoir de voir les hommes d’affaires faire un meilleur usage de telles qualités si appréciables.
Virginia Woolf
trois guinées
traduction de Jean-Yves Cotté
http://librairie.publie.net/fr/ebook/9782371710252
Publie.net classiques – nouvelles traductions
faire un :meilleur usage des femmes !