Mme de Sévigné l’écrivait à Mme de Grignan : « Eh quoi, ma fille, j’aime à vous écrire, cela est épouvantable, c’est donc que j’aime votre absence ! » Jusqu’à hier, en effet, écrire, adresser et envoyer une lettre supposaient un rapport particulier à l’absence et, par là, au temps. Sous sa forme habituelle (les épistoliers sont éloignés l’un de l’autre) ou créée artificiellement (Rousseau, au cinquième livre des Confessions, refuse de railler, avec Mme de Luxembourg, tel homme « qui quittait sa maîtresse pour lui écrire », car cela lui est arrivé), l’absence constituait à la fois un thème de la lettre et sa condition d’existence. L’épistolier priait naguère pour que sa lettre parvienne à destination dans un délai raisonnable, pour qu’elle ne se perde pas, temporairement ou définitivement, pour que le présent dysphorique de l’absence soit remplacé par le présent euphorique de la lettre. La lenteur du service postal était source de quiproquos : l’on s’impatientait de « lettres en l’air » (Diderot à Sophie Volland, 20 octobre 1760), l’on accusait l’autre de ne pas répondre, ou de ne pas répondre assez rapidement, l’on interrogeait qui nous avait déjà répondu, mais dont on n’avait pas reçu la lettre, en faisant comme s’il n’avait pas répondu, car sa lettre, ne nous étant pas parvenue, n’existait pas pour nous. La correspondance était faite d’intervalles de longueurs variées : entre ses propres lettres, entre les lettres de l’autre, entre ses lettres et celles de l’autre, entre celles de l’autre et les siennes. Ces intervalles, on les acceptait, car on prétendait passagère la nécessité de s’écrire : un jour, on pourrait s’en passer, l’absence cédant la place à la présence. Pour combler cette absence temporaire, pour en atténuer la souffrance, l’on créait une nouvelle temporalité, épistolaire celle-là. Qu’elle fût insatisfaisante importait peu : à défaut de la plénitude d’un présent partagé, l’on s’inventait un autre temps, celui de la lettre, seule union permise.
Benoît Melançon
«Épistor@lités»
Publie.net
http://www.publie.net/fr/ebook/9782814506602/epistol@rites
tableau de Jean-Baptiste Santerre
Grand merci pour cet extrait judicieusement (foi d’auteur) choisi.
Ping : Se (re)lire comme un autre | L’Oreille tendue