Mais pour passer maintenant à un sujet plus gai, le nom de la femme avec que je m’unis, à peu de temps de là, le petit nom, était Lulu. Du moins elle me l’affirmait, et je ne vois pas quel intérêt elle pouvait avoir à me mentir, à ce propos. Évidemment, on ne sait jamais. N’étant pas française elle disait Loulou. Moi aussi, n’étant pas français non plus, je disais Loulou comme elle. Tous les deux, nous disions Loulou. Elle m’apprit également son nom de famille, mais je l’ai oublié. J’aurais dû le noter, sur un morceau de papier, je n’aime pas oublier les noms propres. Je fis sa connaissance sur un banc, sur les bords du canal, de l’un des canaux, car notre ville en a deux, mais je n’ai jamais su les distinguer. C’était un banc très bien situé, adossé à un monceau de terre et de détritus durcis, de sorte que mes arrières étaient couverts. Mes flancs aussi, partiellement, grâce à deux arbres vénérables, et même morts, qui flanquaient le banc de part et d’autre. C’est sans doute ces arbres qui avaient suggéré, un jour qu’ils ondoyaient de toutes leurs feuilles, l’idée d’un banc, à quelqu’un. Devant, à quelques mètres, le canal coulait, si les canaux coulent, moi je n’en sais rien, ce qui faisait que de ce côté là non plus je ne risquais pas d’être surpris. Je m’étais allongé, il faisait doux, je regardais à travers les branches dénudées, dont les deux arbres se soutenaient au-dessus de ma tête, et à travers les nuages qui n’étaient pas continus, aller et venir un coin de ciel étoilé. Faites-moi une place, dit-elle. Mon premier mouvement fut de m’en aller, mais la fatigue, et le fait que je ne savais pas où aller, m’empêchèrent de le suivre. Je ramenais donc mes pieds un peu sous moi et elle s’assit. Il ne se passa rien entre nous, ce soir là, et elle s’en alla bientôt, sans m’avoir adressé la parole. Elle avait seulement chanté comme pour elle, et sans les paroles heureusement, quelques vieilles chansons du pays, d’une façon curieusement fragmentaire, en sautant de l’une à l’autre, et en revenant à celle qu’elle venait d’interrompre avant d’avoir achevé celle qu’elle lui avait préférée. Elle avait une voix fausse mais agréable. Je sentais l’âme qui s’ennuie vite et n’achève jamais rien, qui est de toutes peut-être la moins emmerdante.
Samuel Beckett
«Premier amour»
Les Éditions de Minuit
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Souvenir léger comme une plume que l’on oublie pas