Michaux

« Je vous écris d’un pays lointain. » Les chevelures des femmes de Douchanbé ont des feux aussi sombres que le vin d’Homère. Qui vient de Kaboul, la ville des femmes sans visage, en est bouleversé. Michaux est-il un jour passé par ici ? Je ne me souviens pas, je ne crois pas. J’essaie de rassembler quelques images. La distance où je suis suscite d’abord le voyageur : pas l’amateur d’exotisme qu’il ne fut jamais, mais celui qui sans trêve brouille les pistes, celui qui ne laisse pas d’adresse, abandonne les demeures aux demeurés, le sans feu ni lieu, le cosmopolite. Cela commence, jeune homme, sur le quai d’un port du Nord. Son écriture semble toujours sur le point de s’effacer, comme traces d’oiseaux sur le sable : non par défaut, mais par excès d’acuité. Ni photo, ni Pléiade, il ne voulait rien qui enferme, qui pèse ou qui pose, il est cet être paradoxal et admirable, cette chimère : un révolutionnaire discret. Il est encore un maître de bizarrerie, et même de drôlerie. Ceux qui ne voient pas l’humour de Michaux, qu’ils aillent manger de la tarte à la compote de boulons. Que ferions nous face aux imbéciles, aux importants, aux importuns, s’il ne nous avait légué ces armes secrètes que sont la séance de sac et la mitrailleuse à gifles ? Il est l’insaisissable, le très libre, l’incongru, l’ironique, aussi le très douloureux, celui qui est « né troué », dont les mots fulgurants disent les soubresauts de l’« animal de lin » sous les coups de ciseaux du malheur. Deux images pour finir, aux deux bouts de la vie : l’enfant aphasique jouant avec les fourmis dans un jardin de Bruxelles, le vieil homme aux lunettes noires, à l’allure de lettré chinois, écoutant Borges au Collège de France.

Olivier Rolin

«Littérature, politique»

http://www.publie.net/fr/ebook/9782814500228

image «Narration» 1927 – http://asemic.net/

A propos brigetoun

paumée et touche à tout
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3 commentaires pour Michaux

  1. Très soutenable légèreté de l’être d’un Michaux sans contraintes et libre comme l’hirondelle

  2. Nadine Manzagol dit :

    J’aime beaucoup cette phrase du texte d’Olivier Rolin : « Son écriture semble toujours sur le point de s’effacer, comme traces d’oiseaux sur le sable : non par défaut, mais par excès d’acuité. » Oui, je me souviens d’avoir rencontré autrefois Henri Michaux dans une petite librairie de la rue de Candolle de Montpellier et d’avoir été fortement impressionnée par la qualité de sa présence ; retrait dans sa tension même ; sculptée en creux de par son être au monde et d’autant plus singulière dans son affirmation. Cela m’a évoqué les oeuvres d’Alberto Giacometti… De l’écriture en mouvement dans la matérialité des traces…

  3. Et Olivier Rolin (comme son frère) s’y connaît en boulons.

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